
INTERDIT DE RÊVER
Pièce brève pour quatre acteurs sur le thème du droit de rêver et de l'oppression politique.
Le messager est assis par terre en tailleur, occupé à tailler ses crayons au moyen d’une serpe.
Le messager : On a beau dire, c’est quand même important, des crayons bien taillés... Tout commence par là. Avec des crayons bien taillés, on peut rédiger des messages bien écrits... Et des messages bien écrits, c’est toujours plus clair... Et comme ça, je peux mieux les dire. Si on veut que les gens comprennent, il faut commencer par-là. Et jamais ils n’ont voulu me fournir de taille-crayon. C’est quand même pas des façons... Du coup, je me débrouille avec des crayons de bricolage que je dois tailler à la serpe... Oh, mais un jour ça changera... Un jour...
Le conseiller : Que dis-tu ?
Le messager : Moi ? Euh... Rien !
Le conseiller : Mais si ! Je t’ai entendu maugréer.
Le messager :Je ne maugréais pas. Non, non. Maugréer n’est pas dans ma nature.
Le conseiller : Mais tu parlais, pourtant...
Le messager : Oui... Je disais... Je disais : quelle belle journée pour tailler ses crayons tranquillement. Et quelle belle activité pour une journée de soleil comme ça...
Le conseiller : Ah... Ce n’est pas ce qu’il m’a semblé entendre...
Le messager : Vrai ? Peut-être que mon esprit s’est empêtré dans ma pensée. Ça m’arrive, parfois, quand je taille mes crayons, conseiller.... C’est tellement minutieux.
(Le conseiller reste silencieux, et le considère avec un mépris songeur).
Le messager : C’est que... Il ne faut pas se couper ! Si je me coupais, je ne pourrais plus écrire, et alors... Comment porter les messages si je ne peux plus les écrire ?
Le conseiller : En effet.
Le messager : Vous me croyez, n’est-ce pas, conseiller ?
Le conseiller : Oui, bien sûr, je te crois. Il t’est difficile de penser tout en taillant tes crayons. Horriblement difficile. Je te crois, c’est indubitable.
(Il détourne la tête avec désintérêt).
Le messager : Ça ! Ils ne comprennent pas, eux. Après tout ils ne font que parler. Donner des ordre, c’est parler. Et il n’y a pas le même risque de se couper la langue, même en mangeant avec un gros couteau, que de se couper les doigts en taillant ses crayons avec l’outil...
(Il considère la serpe, songeur).
Le messager : Ils ne le comprennent pas, eux. Si j’avais un taille-crayon... Il y aurait moins de risque au métier ! Mais on dirait qu’on vient.
(Le roi et la reine entrent, majestueux. Le messager se relève précipitamment. Le conseiller et lui s’inclinent).
Le conseiller : Votre majesté...
Le roi : J’ai une communication à faire.
Le messager : Je vous écoute, votre majesté.
Le roi : Dorénavant, il sera interdit de rêver.
Le messager : Très bien, je le note. Dois-je le communiquer ainsi ? Sans fioriture ni justification, ou souhaitez-vous rajouter quelque chose ?
Le roi : Eh bien, l’idée est assez claire, je crois.
La reine : Assurément, elle l’est.
Le messager : Et l’interdiction concerne toutes les formes de rêves ?
Le roi : Toutes. Rêves nocturnes, rêves d’enfants, rêverie éveillée. Rêverie éveillée surtout !
Le conseiller : majesté... Il me vient cependant une question...
Le roi : Je t’écoute, conseiller.
Le conseiller : Eh bien, comment interdire effectivement les rêves nocturnes ? Pour les rêveries, ce sera aisé... Il n’est pas difficile d’identifier un rêveur. Il suffit de prêter attention à son attitude. Un regard qui flotte... Une inattention à ce qui se passe autour... Et voilà le contrevenant pincé ! Mais le rêve nocturne... C’est qu’il est strictement invisible ! Sauf le cauchemar, bien entendu.
Le roi : Le cauchemar ne me préoccupe pas...
Le messager : Dois-je le noter comme exception ?
Le roi : Non ! Il ne fait pas exception.
Le messager : Alors ?
Le roi : Alors, j’ai bien prévu que les rêves nocturnes ne seraient pas contrôlables. Mais il suffira que l’on n’en parle point. Jamais. Parler de ses rêves, c’est déjà avouer que l’on rêve. Chacun comprendra bien ce que signifie cette interdiction. Nul n’osera parler. C’est déjà presque assez pour tuer le rêve dans son ensemble.
Le conseiller : C’est très bien vu, votre majesté ! Ce dont on ne parle jamais, n’existe pour ainsi dire pas.
La reine : Très juste. Et qui plus est, s’accompagne de culpabilité, ce qui est encore mieux. Personne n’aura la conscience tranquille. C’est un immense avantage.
Le messager : Dois-je le noter aussi ?
Le roi : Bien sûr que non ! Contente-toi de rapporter que toute forme de rêve est désormais interdite.
Le messager : Bien, je le note ainsi.
Le conseiller : Et pour les enfants ?
Le roi : Quoi, les enfants ?
Le conseiller : Oui, pour ce qui est des rêves d’enfants ? Cela va être compliqué de rendre l’interdiction effective...
La reine : Les parents auront la charge de les punir. Tout enfant trouvé à rêver manifestement sera cause directe du châtiment de ses parents. Cela devrait suffire pour beaucoup.
Le messager : Je le note. Et donc, pas d’explication à destination des foules ?
Le roi : Non. Nous ne nous devons d’explication qu’à nous-mêmes. La foule n’a pas à être instruite, ce serait contre-productif. Comme il est contre-productif que l’on rêve. Nous ne commettrons pas l’absurdité d’interdire une pratique contre-productive pour en introduire aussitôt une autre !
Le messager : Bien sûr, bien sûr.... Mais, majesté... Si vous me permettez, quelle est la pratique à laquelle vous faites allusion ?
Le roi : Comment ?
Le messager : Mais oui ! Vous parlez d’interdire une pratique contre-productive... De quoi s’agit-il ?
Le roi : Mais du rêve, voyons ! Ce garçon est vraiment idiot. Remarquez, c’est vraiment très bien qu’il le soit...
La reine : C’est ce que je pense aussi. Il a été fort bien recruté.
Le roi : Marque donc seulement que le rêve est contre-productif.
Le messager : Je le note. Le rêve est interdit... Car il est contre-productif...
La reine : Mais non ! On vient de te dire qu’il ne fallait pas l’écrire !
Le messager : Non mais je ne l’écrivais pas... Je me le disais juste pour moi-même.
La reine : Mais qu’as-tu écrit, alors ?
Le messager : Que le rêve est interdit. Toute forme de rêve, sans exception.
Le roi : C’est tout ?
Le messager : C’est tout.
Le roi : Très bien. Alors va. Pars sur-le-champ répandre l’interdit.
Le messager : Très bien, majesté.
La reine : Et ne t’avise pas de le justifier.
Le messager : Comptez sur moi, majesté (il va pour sortir, mais au moment de quitter la pièce, il reste sur le pas à étudier son papier).
Le roi : Voilà une bonne chose de faite. C’est une excellente journée qu’aujourd’hui !
La reine : Oui. Excellente... Excellente...
Le roi : Ainsi, nous notre Production Directe Globale n’aura plus à pâtir de cette inutile dilution des cerveaux par le rêve... Ah ! Je répugne même à prononcer le mot ! C’est quelque chose de bien lamentable pour la puissance publique, à quoi je mets fin aujourd’hui par ce décret ! Nous nous en féliciterons longtemps! Crois moi !
La reine : Sans aucun doute.
Le conseiller : Certes, vos majestés... Certes...
Le roi : Mais ?
Le conseiller : Oui, il y a un mais.
Le roi : J’ai bien compris qu’il y en avait un, puisque tu dis certes, certes. Quand on dit certes certes, c’est qu’il y a un mais.
Le conseiller : Certes.
Le roi : Tu vois ! Là ce n’est pas pareil.
Le conseiller : Quoi donc ?
Le roi : Certes. Certes, ce n’est pas pareil que certes, certes.
Le conseiller : Ah...
Le roi : Certes, ce n’est pas qu’il y a un mais. Mais certes, certes, il y en a un.
(Pendant cette partie du dialogue, le messager, qui était resté sur le seuil, les regarde avec une expression terriblement perplexe)
Le messager : Là, je n’ai rien compris du tout !
Le reine : Mais tu es encore là, toi !
Le messager : Oui, je me relisais !
Le roi : Disparais, sans quoi je te fais défenestrer !
(Le héraut disparaît sans demander son reste).
Le roi : Je disais donc que, t’exprimant ainsi, tu avais un doute à l’esprit.
Le conseiller : Oui.
La reine : Nous t’écoutons. Quel est-il ?
Le conseiller : C’est que... Je ne suis pas certain de l’efficacité de la mesure.
Le roi : Je sais, je sais... Il y aura toujours des contrevenants. Mais tant que la chose est limitée, proscrite, rendue secrète par l’interdiction, alors le plus gros du travail est fait. Et il y aura toujours des rêveurs pour servir d’exemple.
Le conseiller : D’exemple ?
Le roi : Oui. Les pendaisons publiques font toujours leur effet. Nous prendrons juste soin de les ordonner au printemps.
Le conseiller : Pourquoi au printemps ?
Le roi : Quoi, tu n’as pas remarqué ?
Le conseiller : Non, quoi donc ?
Le roi : À quel point le printemps déchaîne les rêveries ?
Le conseiller : C’est vrai, à la réflexion. Quoi que je j’aurais jugé l’automne plus criminel à ce titre.
Le roi : Vraiment ?
Le conseiller : Oui. L’automne n’est-elle pas la saison par excellence pour la rêverie des solitaires ? L’été a touché à sa fin... Les grands jours plein de lumière ne sont plus. La nature se pare de couleurs merveilleuses... Les pluies remplissent le matin d’un grand murmure plein de bienveillance.
La reine : Conseiller !
Le conseiller : Majesté ?
La reine (elle le fusille du regard) : Surveille-toi !
Le conseiller : Ah ! Je vous prie de m’excuser ! Je ne faisais qu’enquêter...
La reine : Eh bien cela suffit. Nous ferons ordonner des pendaisons aussi à l’automne. Et d’ailleurs pour chaque saison, pour plus de prudence, non ?
Le roi : Bien sûr.
Le conseiller : Mais si vous permettez, je doute encore...
Le roi : De quoi ? De l’efficacité de la mesure ?
Le conseiller : Vous l’avez dit.
La reine : Et pourquoi donc ? Les gens auront peur. Ils ne rêveront pas.
Le roi : Et s’ils rêvent, nul n’en saura jamais rien. C’est bien suffisant pour faire disparaître... Cette chose. Cette chose qui n’est pas vraiment, d’ailleurs, tu en conviendras. Car qu’est-ce que le rêve ? N’est-ce pas déjà presque un néant ? Un rien ? Ainsi, en le faisant disparaître, nous ne ferons que poursuivre et réaliser ce que la chose était déjà : rien. Nous avons le pouvoir de faire du rien ! Entends-tu ? Créer du rien ! Voilà la puissance !
Le conseiller : J’entends, j’entends...
La reine : Mais ?
Le conseiller : Mais les gens rêveront toujours.
Le roi : Mais secrètement ! Coupablement !
Le conseiller : Tout de même...
La reine :Tout de même quoi ?
Le conseiller : Je crois qu’il y aurait une méthode plus assurée que l’interdiction.
La reine : Laquelle ?
Le conseiller : Il faudrait...
La reine : Quoi ?
Le conseiller : Envahir leurs pensées !
Le roi : Envahir leurs pensées ?
Le conseiller : Oui ! Leur remplir la tête... Il faudrait trouver le moyen... de leur remplir la tête avec des pacotilles. Des visions omniprésentes... qui remplaceraient leurs visions.
La reine : Mais de quoi parles-tu ?
Le conseiller : Je ne sais pas exactement... Je réfléchis... J’essaie d’imaginer ce que ça pourrait être... Il faudrait de petits outils... des objets assez petits et assez légers pour que chacun puisse les porter sur soi en permanence !... Quelque chose... qui ne soit pas plus gros qu’un paquet de cigarette... ou à peine.
Le roi (visiblement fasciné) : Explique-toi... Nous t’écoutons...
Le conseiller : Oui... Eh bien, cet objet pourrait les occuper tous et toutes en permanence. Avec des couleurs et des sons. Oui, c’est ça, avec des images ! Il faudrait que ça bouge... et que ça parle... que ça fasse de la musique... qu’on puisse jouer avec, même !
La reine : Par tous les démons de l’abîme ! Si tu réussis à élaborer un objet comme celui-là, tu seras bien... (Elle considère le conseiller avec une sorte de stupeur dans le regard). Enfin, essaie, si tu crois cela possible !
Le conseiller : Oui, majesté, ça doit l’être. Ça doit être possible, oui. Il faudrait le présenter comme un jeu.
Le roi : Un jeu ?
Le conseiller : Oui ! Un jeu qui pourrait occuper à chaque instant ceux qui s’ennuient. Ceux qui n’ont rien à faire. Avez-vous remarqué que c’est surtout quand on n’a rien de particulier à faire, qu’on se met à rêver ?
Le roi : Certes.
Le conseiller : Alors c’est ça qu’il nous faut : un appareil qui rende ces moments impossibles. Un appareil qui occupe l’esprit en permanence par des activités qui ne contiennent aucune place pour le rêve !
Le roi : Encore une fois, l’idée est fort bonne, mais... De là à sa réalisation, je me demande combien de siècles vont encore s’écouler.
Le conseiller : Qui sait ? Peut-être moins d’un demi-siècle ! Peut-être moins d’un dixième de siècle !
La reine : Tu es bien optimiste. Ce n’est pas le rôle d’un conseiller.
Le conseiller : Pardonnez-moi... Je voulais juste dire.
La reine : Je sais ce que tu voulais dire. Tu voulais dire que ça te semblait possible, et que tu espérais le voir se réaliser bientôt. Nous ne t’en blâmons pas.
Le roi : Eh bien, que nos ingénieurs commencent à travailler dès aujourd’hui à ces appareils. Et d’arrache-pied. Des appareils légers, que chacun pourra avoir dans sa poche, et qui puissent remplir leurs esprits à tout instant. Assurément, si nous y parvenons, nous serons en bonne voie pour faire disparaître le rêve.
La reine (s’adressant au roi) : Imagine ! Des foules entières, ainsi occupées avec ces petits boîtiers.
Le roi (fasciné) : Oui, je les imagine. Et si nous travaillons bien, nous les rendrons si bien captifs, que même l’automne et le printemps n’auront plus de charme pour eux.
La reine (avec une sorte d’avidité) : Qui sait ? Nous les verrons peut-être aller dans nos rues sans même porter un regard sur l’arbre qui bourgeonne ou accorder une oreille au chant joyeux du rossignol.
Le conseiller : Oui. Ils oublieront peut-être même de regarder le ciel. Ou de se parler quand ils seront assis ensemble...
Le roi : Eh bien. Avertis nos équipes d’ingénieurs.
Le conseiller : J’y vais à l’instant même. (Il s’incline et s’apprête à sortir).
Le roi : Et rappelle le messager !
Le conseiller : Une autre communication ?
Le roi : Non. Annule toute communication
La reine : Il n’est juste plus nécessaire d’interdire.
Le conseiller : C’est juste, oui.
La reine : Laissons-leur un peu leurs rêves. Pour le peu de temps qu’il reste, ça ne changera pas grand chose...
FIN