
Le jugement de l’I.A.
Courte pièce pour huit acteurs sur le thème de la créativité et de l'intelligence artificielle.
Le juge : Plaignants, approchez.
Le peintre : Bonjour monsieur le juge.
L’écrivain : Bonjour votre honneur.
Le juge : Bonjour, bonjour. Nous avons convoqué ce tribunal pour entendre votre plainte. À vous, maintenant, de nous dire de quoi vous vous plaignez.
Le peintre et l’écrivain : Oui, votre honneur.
Le juge : Mais d'abord, dites-nous quel est votre profession.
Le peintre : Moi je suis peintre, enfin je l'étais. Je peignais des tableaux que je vendais à des acheteurs, à des amateurs d'art, quoi.
Le juge : Pourquoi dites-vous : je l'étais.
Le peintre : Parce que je ne le suis plus, je suis devenu misérable, enfin comme on dit, crève la faim.
Le juge : Vous nous raconterez cela. Et vous ?
L’écrivain : Moi j'étais écrivain. Je suis dans le même situation que mon confrère, là. Tout comme lui, je suis devenu crève la faim.
Le juge : De quoi vous plaignez-vous au juste ? Monsieur le peintre, commencez.
Le peintre : C'est très simple votre honneur. Aussi simple que malheureux, en vérité. Comme je vous disais, j'étais peintre. Je vivais à Paris, j'avais un atelier dans lequel je travaillais à mes peintures. Les gens venaient, regardaient mes travaux, et de temps en temps m'achetaient quelque chose. Et ça me suffisait pour vivre. J'étais très libre, en vérité. J'avais toujours beaucoup d'images dans l'esprit, et quand je décidais d'en peindre une, c'était mon travail. Et maintenant tout cela est fini. Je suis ruiné, et vis comme un malheureux.
Le juge : Pourquoi est-ce fini ?
Le peintre : C'est cela dont je suis venu me plaindre, votre honneur. Mon travail m'a été volé par ces gens-là .
Le juge : Je vois. Et vous monsieur l'écrivain, racontez-nous vos griefs.
L’écrivain : Eh bien, mon histoire ressemble à celle de mon collègue ici présent. Je n'avais pas d'atelier, mais j'écrivais chez moi dans mon appartement. Parfois aussi dans les parcs en regardant les arbres, et les enfants qui jouaient. J'écrivais des livres au gré de mon imagination. Quand il me venait une bonne histoire, je l'écrivais. Et je vivais plus ou moins ainsi. Au début ce n'était pas très facile, mais après quelques livres vendus, j'ai commencé à gagner un peu d'argent pour vivre. Et puis, j'étais très heureux parce que mes livres faisaient rêver les gens ! C'est très utile le rêve, ça aide à vivre...
Le juge : Et ensuite ?
L’écrivain : Ensuite ces gens-là, ces fabricants de machines, m'ont volé mon travail et je suis devenu pauvre. Non seulement parce que je n'avais plus d'argent pour vivre, mais pire encore, parce que mon travail était devenu impossible. Ces gens sont malfaisants, votre honneur. Nuisibles comme une lèpre !
Le juge : Allons, allons. N'allons pas trop vite. Écoutons tout d'abord. Alors accusés, qu'avez-vous à dire. Présentez-vous, et expliquez-nous votre activité.
Monsieur Imago : Je m'appelle Imago. Je suis créateur d'intelligence artificielle. J'ai mis au point un système capable de créer des images plus vraies que nature. Des photographies, des vidéos, et aussi ce que l'on appellerait des peintures, si on les voyait ailleurs.
Le juge : Et vous ?
Monsieur Texto : Je m'appelle Texto, votre honneur. Je suis aussi créateur d'intelligence artificielle. J'ai inventé une intelligence capable d'écrire des textes de toutes sortes. Des modes d'emploi, des contrats, des rapports, des livres, des poèmes, enfin tout ce que vous voulez et qui s'écrit avec des lettres. Elle peut même écrire des livres de lois, si. Ça vous intéresse.
Le juge : Ça ira, merci. Dites-nous plutôt comment fonctionnent vos intelligences artificielles ? Monsieur Imago, commencez donc.
Monsieur Imago : C'est un système très complexe, mais disons qu'il regarde comment sont faites toutes les images qu'il trouve sur Internet, et il fabrique des images qui leur ressemblent, en mélangeant les modèles.
Le juge : Et pour le texte, monsieur Texto ?
Monsieur Texto : Pour les textes, c'est un procédé statistique. Le système a en mémoire une multitude de textes modèles, et il compose le texte qu'on lui demande en prenant les morceaux de texte qui reviennent le plus souvent parmi ceux qu'il a en mémoire. C'est un système de combinaison, en fait. Il combine tout ce qu’il trouve en choisissant les combinaisons les plus probables, parmi toutes celles qui sont possibles.
Le juge : Très bien. On vous accuse de vol ici. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?
Monsieur Texto : Pour ma part, je ne suis pas un voleur. Je suis un inventeur de machine. J'ai juste inventé une machine qui est plus performante que les meilleurs écrivains. Je n'ai volé personne !
Monsieur Imago : Et pour moi c'est pareil. J'ai inventé une intelligence artificielle qui peut peindre mieux que n'importe quel peintre. Je suis un inventeur, pas un voleur !
Le juge : Très bien. La parole est maintenant aux avocats. Avocat de la défense, nous vous écoutons.
L’avocat de la défense : Merci votre honneur. Ce que disent mes clients est parfaitement exact. Ils sont eux aussi des créateurs. Mais au lieu de créer avec du papier et de l'encre, ou avec une toile et de la peinture, leur création se fait dans l'univers du numérique. Ce sont de véritables créateurs ! Et on pourrait même dire des artistes, à leur façon.
Le juge : Des artistes ?
L’avocat de la défense : Oui votre honneur. Monsieur texto, monsieur imago, racontez-nous vos nuits de travail.
Monsieur texto : Oh oui... C'était des nuits et des nuits entières à réfléchir à la meilleure façon de fabriquer cette intelligence. Je n'en dormais plus. Il fallait inventer ! inventer ! Inventer !... J'étais comme un artiste à la recherche de son inspiration. Heureusement, j’ai une équipe qui travaille pour moi !
Monsieur Imago : Pour moi c'était pareil. C'est un travail d'imagination dont les gens n'ont pas idée...
L’avocat de la défense : Vous voyez, votre honneur. Vous avez affaire à des créateurs, eux aussi. Ils ont juste inventé une autre façon de créer. Une façon plus efficace. Ils ont créé une créature qui crée. N'est-ce pas quelque chose de merveilleux ? Grâce à eux, l'être humain n'arrêtera jamais de créer. Il pourra indéfiniment créer de nouveaux livres, de nouveaux tableaux, et demain peut-être même de nouvelles formes d'œuvre d'art dont nous n'avons pas encore idée ! D'ailleurs, je voudrais poser une question à ces artistes, ici.
Le juge : Faites-le.
L’avocat de la défense : Monsieur l'écrivain n'est-ce pas parfois difficile d'écrire ?
L’écrivain : Bien sûr que si.
L’avocat de la défense : Pourquoi ?
L’écrivain : Eh bien, on n'a pas toujours l'inspiration. Parfois les idées ne viennent pas. Parfois, il y a la fatigue. Ou dans mon cas, les maux de tête. Ça c'est une vraie gêne pour l'écriture. Et d'autres fois on se met à douter : on se demande si c'est bien, ce qu'on est en train d'écrire. Si ça n'a pas déjà été écrit par quelqu'un d'autre, si c'est vraiment original, et si on n'est pas en train d'écrire pour rien. On fait face à beaucoup de doutes... Oui, être artiste, c'est devoir douter souvent.
Le juge : Très bien, nous avons compris. Avocat de la défense, reprenez.
L’avocat de la défense : Et bien vous voyez, cet artiste le dit lui-même : l'art est quelque chose d'incertain. Même les meilleurs artistes peuvent avoir des pannes d'inspiration. Ou ils peuvent être empêchés par tel ou tel événement personnel, par leur santé ou autre, de continuer leur création. Mais précisément, la machine de mon client permet de résoudre ce genre de problème ! Jamais de panne d'inspiration ! Jamais à cours d'idée ! Jamais de difficulté pour renouveler son style !
Le juge : Je vois.
L’avocat de la défense : Oui votre honneur, la machine de mon client permet de résoudre toutes les difficultés qui se posent à des artistes. Et elle permet au public de toujours avoir des œuvres de qualité, au format qu'il veut. Si un livre est trop long, on peut en quelques instants le réécrire en version courte. Un livre vous a beaucoup plu ? Quoi de plus facile que d'en créer une version beaucoup plus longue, en deux, trois, ou quatre tomes ? Tout est possible ! La machine de mon client est un extraordinaire outil de liberté ! Plus de limite pour l'art !
L’écrivain : C'est un menteur ! Un manipulateur ! Il nous a volé nos métiers !
Le juge : Allons, allons. Du calme. Laisser parler l'avocat de la défense.
L’avocat de la défense : Merci votre honneur. Simplement, ces artistes doivent s'adapter. Bien sûr que de nouvelles machines changent les règles de la production. Quand on a inventé les tracteurs, ça a changé le travail des champs. Quand on a inventé les outils électriques, ça a changé le travail des constructeurs. C'est toujours comme ça. Et à présent, c'est l'art. Mais c’est la règle du jeu…
Le juge : Très bien, très bien. Nous vous avons entendu. À présent, avocat des plaignants, c'est à vous.
L’avocat des plaignants : Merci votre honneur. Je voudrais revenir sur une ou deux choses qu'ont dites les accusés.
Le juge : Faites, maître
L’avocat des plaignants : Monsieur texto, vous nous avez expliqué que votre machine va puiser dans une masse de textes qu'elle a en mémoire, pour composer les textes que vous lui demandez. Est-ce exact ?
Monsieur texto : Oui, c'est exact.
L’avocat des plaignants : Et vous monsieur imago, vous avez décrit à peu près la même chose concernant les images.
Monsieur imago : En effet, c'est ce que j'ai dit.
L’avocat des plaignants : Mais les images en question, d'où viennent-elles ?
Monsieur imago : Nous les avons trouvées sur internet.
L’avocat des plaignants : Et les textes ?
Monsieur texto : Sur Internet aussi.
L’avocat des plaignants : Donc ils ne vous appartiennent pas.
Monsieur texto : Non. Enfin si, ils appartiennent à tout le monde. Ce qui est sur Internet, appartient à tout le monde.
L’avocat des plaignants : Vraiment ?
Monsieur texto : Oui.
L’avocat des plaignants : Pourtant beaucoup de textes et d'images sont payants, sur Internet. C'est donc qu'ils appartiennent à ceux qui les vendent.
Monsieur imago : Oui.
L’avocat des plaignants : Est-ce que vous vous en servez aussi ?
Monsieur imago : C'est-à-dire... Euh... Les machines vont chercher un peu tout ce qu'elles trouvent. Elles explorent internet aveuglément, pour ainsi dire.
L’avocat des plaignants : Donc, il est tout à fait possible qu'elles se servent de documents pour lesquels vous n'avez pas d'autorisation.
Monsieur imago : Peut-être, je ne sais pas.
L’avocat des plaignants : Et puis, beaucoup de gens écrivent sur internet des choses personnelles, qu'ils veulent bien donner à lire à d'autres personnes, parce qu'ils ont envie de les partager. Mais est-ce qu'ils vous ont donné l'autorisation de vous en servir ?
Monsieur texto : Eh bien... Si c'est sur Internet, je suppose qu'on a le droit de s'en servir.
L’avocat des plaignants : Vous supposez... C'est une justification un peu faible. En tout cas, si vous prenez quelque chose qu'on ne vous a pas donné, si vous prenez quelque chose simplement parce que vous l'avez trouvé là, vous n'en êtes pas propriétaire, et c'est donc du vol.
Monsieur texto : Mais... Tout le monde sait bien que ce qui est sur Internet est à tout le monde...
L’avocat des plaignants : Si ce que vous dites est vrai, tout devrait être gratuit sur Internet. Or beaucoup de choses sont payantes. Même l'utilisation de votre intelligence artificielle est payante.
Monsieur texto : Il existe une version gratuite !
L’avocat des plaignants : Il existe surtout une version payante. Auriez-vous fait tout cela gratuitement ?
Le juge : Accusé, répondez.
Monsieur texto : Non, je ne l'aurais pas fait gratuitement.
L’avocat des plaignants : Votre but était donc de gagner de l'argent.
Monsieur texto : Oui.
L’avocat des plaignants : Très bien, alors je continue. Je voudrais à présent poser une question à mes clients.
Le juge : Allez-y, maître, nous vous écoutons.
L’avocat des plaignants : Voilà : quand vous écrivez un livre, d'où vous vient l'inspiration ?
L’écrivain : Je dirais qu'elle me vient du cœur.
Le juge : Expliquez-nous un peu plus.
L’écrivain : C'est difficile à dire. Ça vient de l'intériorité, de l'intimité, de toutes les choses qu'on a vécues. Nous sommes des êtres sensibles, n'est-ce pas ? Toutes les choses qui nous touchent, toutes les choses qui nous questionnent sur la vie, ça continue de vivre à l'intérieur. C'est vivant, oui c'est vivant. Et c'est cette vie, là, à l'intérieur de l'âme, qui devient ensuite des idées, puis des mots, puis la capacité d'écrire. C'est comme si la vie intérieure se poursuivait sur le papier.
L’avocat des plaignants : Merci. Et pour la peinture ?
Le peintre : Je ne sais pas trop comment dire. Parfois ça part d'un rêve, ou d'une rêverie. Parfois ça vient d'un souvenir, une image lointaine, un moment qu'on a aimé, et qui ont continué de vivre longtemps à l'intérieur de nous. C'est là, c'est vivant, ça veut continuer d'exister d'une autre façon, avec des couleurs plus chaudes, plus concrètes, renouvelées. Alors un jour on trouve la force de le faire, et on commence à le peindre. C’est un travail ardu, mais avec les forces qu’on a en-dedans, les forces de couleur – je les appelle comme ça, les forces de couleur – on s’y met. Finalement, ça donne beaucoup de joie.
L’avocat des plaignants : Je vous remercie. Votre honneur, je voudrais attirer votre attention sur ce qui vient d'être dit. Mes clients nous expliquent que leur activité créatrice est avant tout une activité qui vient de l'intérieur de l'âme, une activité vivante. C'est quelque chose qui vient du fond du dedans, du fond de l'âme et du fond de l'homme. Quelque chose de vivant.
Le juge : En effet, maître. J'ai bien entendu tout cela.
L’avocat des plaignants : Votre honneur, je crois que c'est quelque chose d'essentiel. Les artistes nous disent que l'art vient du cœur de l'homme, que c'est quelque chose d'intime, de central, comme nos rêves et nos pensées.
Le juge : Je l'ai entendu.
L’avocat des plaignants : Et à présent, voilà que des machines nous sont proposées pour remplacer ce travail de création par une activité artificielle. Mais que font ces machines ? Connaissent-elles cette intériorité ? Connaissent-elles quelque chose comme une intimité vécue ? Connaissent-elles le doute, la recherche, les hésitations de la sensibilité ? Elles n’en connaissent rien ! Ainsi que l'on dit les accusés, elles ne font que combiner.
Le juge : En effet, Maître, l'argument est recevable.
L’avocat des plaignants : Votre honneur, j'accuse les fabricants de ces machines d'être des faussaires. Je les accuse d'ignorer le fond des choses, et d'en limiter l'apparence ! Et de faire croire au public que cette apparence vaudrait le fond. Je les accuse de se servir d'un matériau qui ne leur appartient pas, pour donner l'imitation de quelque chose qu'ils ne comprennent pas.
L’avocat de la défense : Objection, votre honneur. Pourquoi mes clients ne comprendraient-ils pas ce que leur machine imite ?
Le juge : Objection accordée.
L’avocat des plaignants : Je vais vous le dire, pourquoi. Parce que leur machine est étrangère à la sensibilité. Parce que leur machine ignore ce qu'est la beauté, ce que sont les sentiments humains. Elle ne peut que les imiter. Elle ne peut qu'en donner la forme, mais elle ne connaît rien au fond. Ces gens sont des faussaires, et comme tous les faussaires, ils sont des voleurs du bien commun ! Ils nous ont dit qu’Internet appartenait à tout le monde. Mais la seule chose qui appartient à tout le monde, c'est la capacité de s'émouvoir ! C'est le besoin de rêver ! Mais en retirant le travail aux artistes, leurs machines vont créer un monde dans lequel le rêve ne sera plus qu'un produit fabriqué, et n'appartenant plus à l'homme ! Ils vont créer un monde dans lequel le rêve pourra être généré à l'infini par des machines sourdes et aveugles, et ainsi le rêve aura perdu toute sa valeur, car il ne sera plus quelque chose qui vient d'une âme et qui est donné pour toucher d'autres âmes. Il ne sera plus qu’un produit fabriqué par des machines ! Ces gens vont nous fabriquer un monde sans rêve, car ils travaillent déjà à nous faire un monde sans art.
Votre honneur, je demande que ces accusés soient inculpés non seulement pour vol, mais aussi comme faussaires, qui privent de sa valeur quelque chose d'essentiel au genre humain.
Le juge : Très bien, maître. La cour vous a entendu. L’accusation est recevable. En effet, un faussaire fabrique de faux billets, et ce faisant, il détruit la valeur de l’argent, car personne ne peut plus y croire. De même, s’il fabrique de fausses œuvres, il détruit la valeur de l’art, puisqu’il lui enlève ce qu’il a d’humain.
L’avocat des plaignants : C’est exactement mon argument.
Le juge : Accusés, voulez-vous ajouter quelque chose ?
Les accusés : Non.
Le juge : Plaignants, voulez-vous ajouter quelque chose ?
Le peintre : Qu’on interdise leurs machines et qu’on me rende mon travail !
L’écrivain : Qu’on laisse les machines travailler avec les machines, et qu’on laisse l’art aux hommes, qui en ont besoin pour aimer la vie.
Le juge : Très bien, je vais rendre ma sentence.
Monsieur Texto : Voulez-vous que mon IA vous aide pour l’écrire ? Elle vous ferait gagner un temps considérable.
Le juge : Eh non. Précisément : mon temps, j’ai besoin de l’utiliser moi-même...