
Vivre ?
Pièce brève pour quatre acteurs sur le thème de la guerre et du pardon.
Un vieil homme et une fillette entrent en scène. L’homme semble un peu hagard, effrayé, l’enfant présente une expression d’innocence.
L’homme : Ah voilà, nous pouvons nous installer ici, si tu veux. Dans cette petite grange.
La fillette : Oui, grand-père.
L’homme : Ça te plaît ?
La fillette : Oui, bien sûr. On dira que c’est un château, d’accord ?
L’homme : Si tu veux.
La fillette : Comme la cabane à outils, au fond du jardin. Je disais aussi que c’était un château.
L’homme : Je sais, Fleurette, je sais. Je vous ai entendus, quand vous...
La fillette : C’était bien, le jardin. Les grandes bandes de fleurs blanches. Je les aimais beaucoup. Ici, il n’y en a pas trop des blanches, mais un peu. D’autres couleurs aussi, regarde. Des boutons d’or. Et des bleues, aussi, mais je sais pas le nom...
L’homme : Allez entre, nous pourrons les regarder de dedans.
La fillette : D’accord, grand-père.
(Ils entrent dans la grange, et s’asseyent sur le sol).
L’homme : On est bien, là, hein ?
La fillette : C’est parfait. Surtout avec cette porte, là. On voit quand même les champs. Que c’est beau, les couleurs du soir.
L’homme : Oui. Et nous serons protégés, cette nuit.
La fillette : Protégés ?
L’homme : Oui, je veux dire, s’il y a du vent, ou quoi... Tu veux un morceau de pain ? Il m’en reste un peu, si tu veux.
La fillette : Non, ça va. Avec toutes les cerises du chemin, plus les violettes... Je n’ai pas faim.
L’homme : Alors c’est bien.
La fillette : Nous en avons vu, des belles choses, grand-père. La grande forêt que tu m’as montrée... La rivière sous les arbres... et ces plantes... Comment elles s’appelaient, déjà ?
L’homme : Des fougères.
La fillette : Ah, oui. Elles étaient belles, et si grandes ! On aurait dit de la pensée verte. De la pensée qui montait toute seule et toute verte, vers le ciel des arbres. Merci de me les avoir montrées, grand-père.
L’homme : Mais de rien.
La fillette : Mais même le reste, c’était beau. Même les fleurs les plus petites, celles qui se cachent entre les herbes comme des confettis mais quand même timides, elles étaient belles. Et même les violettes et les cerises. Même si nous les avons mangées, c’était de très belles choses. C’est la lumière qui les a faites, pas vrai ?
L’homme : Un peu.
La fillette : Oui, pas que la lumière, la terre aussi, et l’eau, car il faut de l’eau pour qu’elles boivent, toutes ces choses vivantes. Mais la lumière, je veux dire, à cause des couleurs. Et c’est quand même les couleurs qui font qu’elles sont belles, toutes ces choses du chemin, pas vrai ?
L’homme : Oui, c’est vrai.
La fillette : C’est drôle, que nous ayons mangé des belles choses. C’est en voyageant avec toi que j’ai compris que les belles choses se mangent. Avant, je n’avais pas fait attention. Le pain, le fromage, la soupe... C’est des bonnes choses, mais on peut pas dire que c’est beau. Enfin, pas trop. Mais aujourd’hui, c’était différent. Les cerises, là, sous les arbres... Et les violettes dans le chemin. C’est en voyageant que je l’ai vu. On peut manger des belles choses. Pas que des bonnes.
L’homme : Et demain, comme nous continuerons le voyage, je te montrerai d’autres forêts, d’autres champs et d’autres fleurs.
La fillette : Différentes d’aujourd’hui ?
L’homme : Elles seront un peu semblables, mais elles seront différentes. C’est la loi de toutes les choses, tu sais. Aucune n’est identique à une autre, mais elles se ressemblent tout de même. C’est comme les grandes fougères, comme les grandes pensées vertes que tu as admirées aujourd’hui. Elles se ressemblaient toutes, mais chacune était unique. Il est grand, le monde, Fleurette. Il est si grand, et il a fait tant de choses si belles, tu sais.
(Pendant que le vieil homme parle, la petite s’est endormie contre lui. Le vieil homme s’en aperçoit, et continue de parler pour lui-même).
L’homme : Ah, ça y est, elle dort. La pauvre enfant, si elle savait. Elle qui admire tout ce qu’elle voit. Dors, ma petite. Tu ne peux pas te douter. (Il secoue la tête). Oui, il est si beau, le monde, comme tu dis. Si bien fait. Si plein de merveilles qu’illumine la lumière du jour, et que recouvre chaque nuit. Seulement voilà, il y a l’homme. Cette monstruosité-là, que je ne peux même pas nommer. Allez, profite de dormir, Fleurette, profite de ne pas voir. Moi je ne sais plus dormir, moi qui voudrais ne plus les voir.
(Il reste un moment silencieux. Soudain, il se fige, tend la tête en avant, à l’affût).
L’homme : Bon sang ! Quelqu’un ! Un homme en armes !
(Un soldat armé apparaît sur scène. Il scrute les environs. Le vieillard repousse la jeune fille doucement, la couvre, et reste seul visible dans la grange. Comme le soldat l’approche, il l’aperçoit.)
Le soldat : Tiens, tiens ! Mais qu’est-ce que je vois-là ?
L’homme : Te tirez pas !
Le soldat : Sors de là ! Et tu mets les mains sur la tête !
L’homme : Oui. Ne tirez pas, je vous en prie.
Le soldat : Je tirerai si je veux. Qu’est-ce que tu fais là, macaque ?
L’homme : Je m’étais mis à l’abri. Mais je vais partir, si vous voulez.
Le soldat : Tu partiras si je te le dis. T’es à moi, maintenant. T’es comme qui dirait, mon gibier !
(Le vieil homme le regarde, il ne trouve rien à dire).
Le soldat : Tu m’as l’air bien vieux, remarque. C’est plus très dangereux, à cet âge.
L’homme : Je le suis pas armé.
Le soldat : Je vois bien que t’es pas armé, pépé.
L’homme : Laissez-moi partir, s’il vous plaît. Je ne vous ai rien fait de mal, ni à vous ni aux vôtres.
Le soldat : Ils disent touts ça, quand on les attrape vivants. À croire que personne n’a jamais tué personne. Tous la même rengaine. C’est pas moi ! j’ai rien fait ! Et qui a rasé nos villages, alors ? Qui a chassé nos femmes et nos enfants ?
L’homme : Moins fort ! Je vous en prie ?
Le soldat : Quoi, moins fort ? T’as peur de réveiller les fantômes ?
L’homme : Non...
Le soldat : À moins que... (Il tourne la tête vers la grange). Y’a quelqu’un avec toi ?
L’homme : Non...
Le soldat : C’est qui ? Allez parle ! Je le saurai de toute façon.
L’homme : C’est... C’est ma petite-fille. Fleurette. Nous sommes partis ensemble. Je voulais l’emmener loin d’ici, c’est tout ce que je voulais, croyez-moi. Je ne veux rien d’autres que ça.
Le soldat : Fleurette ?
L’homme : Oui. Ses parents sont morts mais elle ne le sait pas. Elle n’a plus que moi...
Le soldat : C’est vous qui l’appelez comme ça ?
L’homme : Oui. Elle s’appelle Iris, mais comme elle n’est pas bien grande, et qu’iris est un nom de fleur, alors je l’appelle Fleurette.
(Le soldat, insensiblement, comme sous l’effet de la rêverie, abaisse involontairement le canon de son arme).
Le soldat : Fleurette, c’est joli. Chez moi aussi, on donne des noms de fleurs aux filles.
L’homme : Oui ? Vous voyez, nous ne sommes pas différents, au fond !
Le soldat (il se ressaisit et braque l’homme avec son arme) : Si ! Bien sûr que si, nous sommes différents ! Qu’est-ce qu’on pourrait avoir en commun, nous est vous, hein ? Charogne ! Tu sais ce qu’ils ont fait à mon village, les ordures de chez toi ? Hein tu sais ?
L’homme : Oh, je pense bien savoir, malheureusement. Dans mon village aussi, il y a eu...
Le soldat : Tais-toi ! Tais-toi ou je te descends ! Dans ton village aussi ! Dans ton village aussi ! Tu crois que ça excuse quoi que ce soit ?
L’homme : Pardon ! Pardon ! Je ne voulais pas dire ça !
(Dans la grange, Fleurette remue et on l’entend geindre comme dans un rêve agité. En remuant, elle se découvre le visage. Le vieil homme ne dit rien, mais, le regard tourné vers la grange, il fait un geste de la main pour supplier le soldat de ne plus crier).
Le soldat : Fleurette... Fleurette...
(Il s’avance vers la porte de la grange et considère la fillette).
L’homme : C’est tout ce que j’ai au monde... Ne lui faites pas de mal, je vous en supplie. Il n’y a pas plus innocent...
Le soldat : Elle a l’air de bien dormir. Quelle chance ils ont, ceux qui dorment ! On se le dit souvent, à la guerre. Si souvent. La chance de ceux qui ne voient pas, de ceux qui ne sentent pas. C’est la plus grande de toutes.
L’homme : Il m’arrive de le penser aussi.
Le soldat : Vrai ?
(Le vieil homme répond d’un hochement de tête).
Le soldat : Quel age ?
L’homme : Sept ans.
Le soldat (Il s’écarte de la grange) : Sept ans. Comme la mienne, tu sais ?
L’homme : Vous avez une fille ?
Le soldat : Non, tu peux pas savoir. Ma petite. Ma pauvre Aglaë... Et c’est des salauds de ta race qui... Des macaques comme toi, vieillard. Plus jeunes, oui, mais comme toi. Car toi aussi, avant d’être vieux comme tu l’es, tu as été jeune et gaillard, hein ? Et qui sait ce que tu as fait ? Si le monde n’était fait que d’innocents, ça se passerait pas comme ça, hein ? Réponds.
L’homme : Oui.
Le soldat : Eh ben tu vois, maintenant, les rôles sont inversés... Hier, c’était eux et ma petite, et aujourd’hui c’est... Ma petite...
(Il met la main sur sa bouche et fait silence, se retient de pleurer. Le vieillard le regarde sans broncher).
Le soldat : Et qu’est-ce que je vais faire, maintenant, hein ? Est-ce que parce que tu es un vieillard et qu’elle c’est une fillette, vous n’êtes plus mes ennemis ? Hein ? C’est ça que je dois penser ? Je dois penser que vous n’êtes rien ? Que vous n’êtes que des passants perdus sur nos terres ? Hein ?
L’homme (avec dépit) : Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’il faut penser. Je suis incapable de penser. Des hommes tuent d’autres hommes, avec le même aveuglement d’un côté comme de l’autre, et personne ne sait s’arrêter. On dirait que ça continuera jusqu’à ce que tous soient épuisés. Et je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas comment ça peut être aussi absurde, absurde pour vous, absurde pour moi, absurde pour tous les autres, de ceux qu’on croit les pires jusqu’aux plus innocents... Non, Monsieur, je vous le promets, ne sais vraiment pas quoi penser.
(Le soldat le regarde, ne sait que dire. Ils se taisent tous deux. Soudain, on entend un bruit venant de derrière le soldat).
Le soldat : Vite, cachez-vous ! Il y a quelqu’un qui vient !
(L’homme rentre dans la grange et se blottit contre Fleurette. Entre un gradé).
Le soldat : Mon capitaine !
Le capitaine : Repos.
Le soldat : Bien mon capitaine.
Le capitaine : Alors, cette journée ?
Le soldat : Rien à signaler, mon capitaine. J’ai cru apercevoir un groupe de fugitif dans l’après-midi, mais c’étaient des buissons qui remuaient à cause du vent.
Le capitaine : Bon. Il faut garder l’œil ouvert à chaque instant, jusqu’à ce qu’on ait nettoyé tous les macaques.
Le soldat : Oui mon capitaine.
Le capitaine : Arrête avec ça. Tu vas pas m’appeler capitaine à chaque fois que je dis quelque chose ?
Le soldat : Comme vous voulez.
Le capitaine : C’est la guerre, maintenant. On n’est plus en caserne, pour se faire des salamalecs comme ça. Non, le principal, c’est les résultats sur le plan militaire. Les fioritures, on s’en cogne, tu me suis ?
Le soldat : Oui.
Le capitaine : Bien. Il faut tout nettoyer. Ce sont les ordres. Chaque ennemi tué est un pas vers la victoire. Chaque ennemi qui nous échappe, c’est la victoire qui s’éloigne. N’oublie jamais ça. Nous n’aurons jamais la paix tant que nous n’en aurons pas fini avec eux. C’est aussi simple que ça. Mais je suis content de vous. Depuis que la campagne a commencé, vous avez fait un travail remarquable. J’ai vu des hommes d’une bravoure exceptionnelle... Mais qu’est-ce que tu as ? Tu ne dis rien ?
Le soldat : Je vous écoute, mon capitaine.
Le capitaine : Arrête avec ça, je t’ai dit.
Le soldat : Pardon. Oui, je vous écoute. Ça fait du bien de se rappeler pourquoi on se bat.
Le capitaine : Oui, il le faut. C’est essentiel. L’avenir qui nous attend est radieux. Une gloire qui s’écrira dans les livres d’histoire pour des générations et des générations. Et c’est maintenant que ça se passe. Et c’est nous qui le faisons. Oui, vraiment, nous avons de la chance. Nous écrivons l’histoire, aujourd’hui. Beaucoup auraient rêvé de faire ce que nous faisons, tu sais ?
Le soldat : Sans doute.
Le capitaine : Bon, je vais te laisser. Je dois encore aller... Au fait, tu as inspecté la vieille grange, là ?
Le soldat : Bien sûr mon capitaine. Il n’y avait rien, mon capitaine.
Le capitaine : Décidément, tu y tiens à ton capitaine. Enfin, au moins tu sais qui donne les ordres. Bon, sur ce, je te laisse. Je dois inspecter de ce côté (il désigne une direction). Surveille bien côté sud. Nous n’avons pas de gars là-bas. Aucun ennemi n’est signalé, mais nous ne sommes pas implantés. C’est de là que ça pourrait venir. Du sud !
Le soldat : Entendu.
Le capitaine (s’éloigne et, se retournant inopinément) : Et n’oublie pas : un bon macaque est un macaque mort !
Le soldat : Je n’oublierai pas.
(Il regarde le gradé s’éloigner, puis revient lentement vers la grange).
Le soldat : Vous pouvez sortir. (Il ne se passe rien). Sortez, je vous dis !
L’homme (tout en sortant de la grange) : Quoi ? Vous n’allez pas...
Le soldat : Non, je ne vais pas.
L’homme : C’est vrai ?
Le soldat : Taisez-vous avant que je change d’avis.
(Ils se taisent. Le soldat semble réfléchir, hésiter. Le vieil homme attend, anxieux).
Le soldat : Écoutez... La nuit va tomber. Elle va être claire à cause de la lune. Il faut que vous saisissiez votre chance. Partez d’ici cette nuit-même. Vous ne devez pas attendre le matin.
L’homme : Mais...
Le soldat : C’est votre seule chance. Cette grange, tous ceux qui passeront viendront la visiter. Y’a rien de plus visible à des centaines de mètres. Prenez votre petite et partez.
L’homme : Mais où pouvons-nous aller ? En pleine nuit ?
Le soldat : Par là-bas. Vers le sud. Vous ne rencontrerez pas de troupes.
L’homme : Vous en êtes certain ?
Le soldat : Certain.
L’homme : Mais...
Le soldat : Et que personne ne vous retrouve. Même pas moi, vieil homme. Je ne serai peut-être pas le même, demain.
L’homme : Merci. Merci, vraiment. Merci.
Le soldat : C’est bon. Je sais même pas pourquoi je le fais...
(Le soldat s’éloigne puis s’arrête).
Le soldat : C’était où, votre village ?
L’homme : À quarante kilomètres à l’est. Au bord du lac Aramon. Pourquoi ?
Le soldat : Pour rien.
(Il sort. Le vieillard regarde partir, puis se tourne vers le sud, incrédule et plein d’espoir).